Propriétaires bailleurs: Comment le capital immobilier et la marchandisation du logement transforment les villes et les classes sociales ?

Médiation Scientifique Sciences humaines & sociales

FRESQUES comme FOUILLER - REFLECHIR -EXPLIQUER - SIMPLEMENT - QUESTIONNER - UTILEMENT - ECONOMIE- SOCIETES. FRESQUES : Un outil de sensibilisation par les podcasts qui propose d’apporter un éclairage grâce à la recherche scientifique sur les problématiques économiques et sociales du monde dans lequel nous vivons. Mieux comprendre notre place dans la société, les mécanismes des inégalités, les défis sociaux et économiques et de susciter efficacement des prises de conscience et des questionnements ….. , apporter un éclairage par une transmission de connaissances issues des recherches des chercheurs et enseignant-chercheurs du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE1 ) et par leur expertise scientifique en sciences économiques et sociales.

  • 1CLERSE - ULille/CNRS

Entretien avec Cécile Vignal, professeure de sociologie au Clersé UMR8019 à l’Université de Lille. Spécialiste en sociologie urbaine, sociologie de la famille et sociologie des classes sociales, c’est à travers l’étude de la marchandisation du logement notamment celle du parc locatif immobilier réalisée par les propriétaires bailleurs, qu’elle s’intéresse, dans le cadre de ses recherches, aux inégalités d’accumulation du patrimoine immobilier, aux classes sociales mais aussi aux espaces urbains, à l’accès au logement, finalement à la façon de produire et d’habiter la ville.

Dans cet épisode du podcast FRESQUES du Clersé, Cécile Vignal discute des propriétaires bailleurs du parc de logements locatifs et explique comment quelque part, ils contribuent à façonner la ville.  

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Quelques chiffres de cadrage pour commencer: En France, le parc locatif immobilier privé est important, il est détenu par 13,8% des ménages (selon l’INSEE en 2023) et cela représente plus de 7 millions de logements. Par ailleurs, en 2023, toujours selon l’INSEE, 57,2% des ménages sont propriétaires de leur résidence principale en France, et un quart sont même multipropriétaires. Il existe donc des inégalités dans la propriété des logements locatifs.

Après avoir donné une définition de la marchandisation du logement, Cécile Vignal dans un premier temps expose les méthodes qu’elle a utilisées pour mener à bien cette recherche scientifique sur les propriétaires bailleurs (exploitation d’une enquête nationale quantitative de l’INSEE « Histoire de Vie et patrimoine » qui porte sur les ménages, couplée à une enquête qualitative qu’elle a menée par entretiens dans l’agglomération de Lille auprès de propriétaires de classes bourgeoises, de classes moyennes et de classes populaires, l’ensemble est enrichi par son analyse des données cadastrales). Dans un second temps, elle donne son analyse du profil de ces propriétaires bailleurs sous l’angle des classes sociales et nous fait part de la manière dont ils structurent la ville tant d’un point de vue spatial que social.

Cet épisode de FRESQUES met en avant l’intérêt pour les sciences sociales d’étudier le logement. Cette étude permet en effet de rendre compte de la mobilisation des individus, des couples et des groupes de parentés pour devenir propriétaires et bailleurs en vue de constituer un patrimoine et d’en tirer des loyers. Cécile Vignal explique comment le logement sort ainsi de sa seule valeur d’usage pour devenir une valeur marchande, une valeur de rapport. La multiplication des propriétaires bailleurs s’est développée avec un contexte général où les politiques publiques ont facilité l’accession à la propriété et aussi incité à l’investissement locatif dans le logement neuf avec l’épargne et l’endettement des classes moyennes et supérieurs dès les années 80 (défiscalisation).

Son analyse permet d’identifier le profil social des propriétaires bailleurs. Les données statistiques permettent de découvrir que le patrimoine immobilier est détenu par des classes supérieures et aussi par des ménages à dominante intermédiaire, et dans une moindre mesure des employés et des ouvriers. Cette hétérogénéité sociale du groupe des bailleurs s’explique par les opportunités de logements dégradés à bas prix des espaces urbains, et les effets de générations dans l’accès au crédit immobilier. Mais elle s’explique également par les stratégies des bailleurs et de leurs familles. Face aux réformes de la protection sociale, ces rentes locatives apparaissent aux propriétaires comme des compléments des revenus du travail, permettant d’assurer un avenir pour financer les études des enfants ou compléter une pension de retraite modeste. Mais cette stratégie est fragile et incertaine pour les ménages modestes tandis que d’autres parviennent à devenir multipropriétaire voire professionnalisent leur activité bailleresse. Pour les propriétaires de milieux populaires immigrés, être bailleur est un marqueur de réussite sociale soutenant la mobilité sociale des enfants notamment. Pour les propriétaires de milieux sociaux supérieurs, ces logements constituent une forme de placement parmi d’autres sources de revenus, une voie d’accumulation de capital économique permettant la reproduction sociale intergénérationnelle via l’enrichissement et l’héritage.

Du point de vue de l’espace urbain, les logements locatifs sont à majorité détenus par des personnes physiques et non par des sociétés capitalisées. Le marché locatif privé a fortement augmenté en volume dans les villes-centres des métropoles régionales tertiarisées. C’est ainsi que des maisons anciennes à réhabiliter sont rachetées depuis les années 1980 pour être ensuite divisées en appartements. Avec la désindustrialisation puis la tertiarisation de l'économie, les propriétaires bailleurs profitent du fait que « la ville devient une ville de locataires » pour des étudiants et de jeunes actifs. L’accaparement des biens immobiliers par les bailleurs privés renouvelle la lecture de la ségrégation urbaine entre des quartiers devenus locatifs et les quartiers de résidence des propriétaires vers lesquels les flux économiques de la rente locative se dirigent.